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LE LIVRE DE MA VIE

tendre, dont j’ai gardé l’accent dans mon cœur :

« C’est la petite fille de l’Aurora ; je l’ai vue pleurer il y a quelques années sur un bateau qui la ramenait de Constantinople à un port de la mer Noire… »

Le soir même, je reçus de Pierre Loti une photographie qui le représentait demi-nu, les bras en croix, les hanches serrées par un pagne, dans l’attitude extasiée des fakirs. Bien que secrètement scandalisée par le torse découvert, j’éprouvai un bondissant orgueil à lire la dédicace qui rappelait notre rapprochement mystérieux sur les eaux du Bosphore. Quoi donc ! l’écrivain qui, par ses livres de génie, m’installait au paradis, avait distingué, plusieurs années auparavant, une petite fille en larmes, qui, à force de souffrance sentimentale, aspirait à l’anéantissement sur le pont d’un bateau turc ! Je pouvais, désormais, négliger les hommages des jeunes châtelains du lac Léman ; ne prêter aucune attention à leurs compliments piètrement exprimés, qui ne laissaient pas de me toucher, car, au printemps, la compagne de l’oiseau, sur la branche de l’aubépine vanillée, remercie, d’un mouvement gracieux du col et des ailes, le mâle tendre et infatué qui s’ingénie à lui plaire et la rend naïvement favorable à l’amour inconnu.