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LE LIVRE DE MA VIE

turée dans un port de Hollande, se fit religieuse ; elle émerveillait par sa grâce le couvent qu’elle avait choisi ; elle y était aimée, choyée, à l’abri de toutes les brutalités du climat ; mais, parfois, le soir, quand un pâle soleil descendait sur les eaux, elle regrettait les gouffres mouvementés, l’âpreté saline et versait des pleurs en regardant la mer…

Nos parents, nos amis ne parlaient devant nous et entre eux que le français ; aussi, avec la conclusion rapide que les enfants sont obligés d’apporter aux courts événements de leur vie successivement brève, j’en avais inféré que la France seule était une nation et comptait dans le monde. Les gouvernantes allemandes, anglaises, un vieux maître d’hôtel bavarois me semblaient des personnages solitaires, égarés, que l’on avait recueillis et qui, attachés à notre bonne fortune comme ils l’eussent été à notre adversité, faisaient partie d’une portion solide de la planète, que nous représentions, et qui leur était échue en échange de cette espèce de rien qui nous les avait livrés. Aussi, ma première leçon d’anglais devait-elle me surprendre. Elle nous fut donnée par une pittoresque vieille Irlandaise, hantée par des points de tricot et la réussite de pâtisseries au gingembre, L’aimable sorcière, rhumatisante, au front enveloppé de lainages, nous fit balbutier un abrégé du règne des Édouard, des Jacques, des Henri. La guerre des Deux-Roses, perdant tout sens pour