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LE LIVRE DE MA VIE

assimilable, miroir du ciel, chemin des indolents voyages, m’enivrait et, par le jardin et le lac d’Amphion, me plongeait dans les songes. « Il y a des jours qui sont des îles… », écrivait dans un volume de sa jeunesse Maurice Barrès ; cette phrase évoque des instants de vie paisible, voluptueuse, à l’abri de toute menace, protégés par la tiédeur, la solitude et le silence. Mais autour de ces îles heureuses, je n’eusse pas voulu la mer, inquiétante en son infinité, et que, malgré sa fertile senteur, respirée, un été, sur les bords de la Manche, je n’aimais pas. Mais les îles ! Les îles, c’étaient pour moi les rives d’un jardin en fleur devant lequel l’eau paisible, limitée par un horizon délicat, étend des promesses de bonheur, cependant que d’invisibles sirènes veillent à la sécurité d’un couple refermé sur lui-même.

En arrivant à Bucarest, j’avais été surprise de l’allure des attelages, pareils, me dit-on, à ceux de la Russie. Des cochers endiablés, chevelus, barbus, soulevaient le galop de leurs chevaux dans des cerceaux de poussière, comme ils le faisaient en hiver dans les tourbillons de la neige.

Un matin, on me conduisit, bien faible encore et vêtue du noir le plus sévère, au service funèbre, plein d’emphase, qui fut célébré à la mémoire de mon père, dans l’église dorée de Domna-Balasha. Le protocole de la douleur, sur ce sol étranger à ma vie, où pourtant allait rester à jamais mon père