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LE LIVRE DE MA VIE

cuirasse de sanglots. » Pourtant, par l’absence de brigue et d’artifices, ma mère échappait à la dénomination qui englobait les « Carolines ».

La salle à manger de l’hôtel de l’avenue Hoche semblait être présidée par une vaste et précieuse tapisserie des Gobelins représentant un Assuérus redoutable, mais rose et azuré comme l’aurore sur les mers du Sud, et aux pieds de qui défaillait une pathétique Esther, nuancée comme un pâle volubilis. Le décor de cette pièce spacieuse me déplaisait par les tons heurtés de la peluche bleue des rideaux, voisinant avec des stores coulissés, d’un rouge de pavot, qu’égayait pourtant le soleil de midi. Autour de la table, je voyais se réjouir, se gorger de viandes solides, subtilement accommodées, le comte Gourowski, Polonais grisonnant, large et ventru, qui, avant le repas, me serrait paternellement sur son ample plastron. Ma robe de velours rouge garnie de dentelles d’Irlande s’épanouissait au-dessus de sa chaîne de montre à breloques, tandis qu’il me révélait un sourire de fauve dont les dents auraient connu les soins et l’or de quelque dentiste de la jungle. Dans l’ombre de ce géant se dessinait en sombre découpure un Hongrois au bref visage, couturé par des duels galants ou politiques ; un Italien renommé, bien que suspect, spécialisé dans l’astuce, que lui-même signalait ingénument, et dont la finesse et la ruse trop vantées devenaient à son insu une