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LE LIVRE DE MA VIE

le gilet et la cravate blanche. » Comment eussé-je compris que ces paroles inouïes, qui évoquaient les dîners chez les barons de Rothschild, d’où nos parents nous rapportaient de menus bibelots en confiserie ; l’inauguration des régates sur le lac d’Évian ; un gala de tableaux vivants où je fus déguisée en minuscule Égyptienne, cependant que ma mère, imitant Cléopâtre, dirigeait vers son cœur un serpent de papier, annonçaient la mort de mon père ? Pouvais-je concevoir que le corps sans souffle allait pour la dernière fois, et pour toujours, revêtir ce strict vêtement, au contraste éclatant de noir et de blancheur brillante, sur lequel s’était détachée, appuyée à lui, gracieuse, nerveuse, filiale, ma mère en robe de bal, que l’on nous avait accordé de voir dans son vaste cabinet de toilette de Paris ? À ces moments, mon père, un de ses yeux de myope irisé par le monocle, inspectait minutieusement, avant le départ pour le succès, les atours de sa belle épouse, qui me parut féerique, un certain soir, enveloppée dans un tourbillon de tulle rouge, ayant sur une de ses épaules au pur contour deux noires hirondelles agrafées.

Les enfants sont de trop dans le malheur ; les adultes, convaincus de l’indifférence de l’enfance et agités par tous les pénibles devoirs qui leur incombent, bousculent les petits corps, les refoulent sur leur passage, ne savent où les mettre et de quelle manière, momentanément, s’en défaire.