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LE LIVRE DE MA VIE

menté d’Évian-les-Bains. Des voiliers chargés de graviers, larges barques aux ailes croisées et bien ouvertes, dessinaient sur l’horizon, divisé par la ligne des montagnes, d’un bleu accentué, la forme d’un ange parcourant les flots. Les balcons et les terrasses des villas empiétant sur l’espace semblaient aider l’homme à conquérir un peu plus de cet azur qui le tente, et paraît le guider vers le bonheur. Octobre, c’est le moment de la fenaison ; l’odeur du foin fauché qui jonchait les plaines et les coteaux était si dense, que, par une confusion des sens, cette vaste senteur semblait verte. Les cloches des troupeaux, que les sommets neigeux rendaient aux pâturages de la rive, emplissaient l’air d’un angélus pastoral. À l’heure du crépuscule, la troupe invisible des génies de l’air déployait avec plus d’empressement que ne le font les marchands d’Orient le tapis du soleil déclinant, qui dorait jusqu’à la couche secrète de l’onde.

L’intérieur de notre maison, les boiseries du vestibule, des escaliers et du salon, les tentures fleuries de bouquets tramés dans le chanvre, le piano verni où jouait ma mère, s’imprégnaient d’humidité combattue par des feux de bois, où éclataient en étincelles les vigoureuses pommes de pin ramassées sur les pelouses du jardin ventilé. Dans ces moments où l’asile humain lutte contre le turbulent automne, je compris pourquoi la demeure peut, en dépit de son aspect de tutélaire