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LE LIVRE DE MA VIE

quand j’étais seule à ne pouvoir me joindre au groupe de mes oncles en redingote, coiffés d’un fez, et de mes tantes ravissantes, vêtues à la parisienne, qui allaient, avec la curiosité moqueuse du Grec pour le Turc (que ma mère jamais ne partagea) assister à une séance sacrée de « derviches tourneurs ».

Le temps n’avait fait que rendre mon mal plus certain et plus vif. Si épuisantes étaient à présent les douleurs qui m’étreignaient, que je parcourais tristement le jardin et les vergers d’Amphion, avec l’imprécis mais profond désespoir d’un très jeune être en qui les alarmes corporelles semblent vouloir dominer la vaillance, abolir la pensive et grave résistance. Je maigrissais, je changeais de visage. J’ai l’habitude de dire qu’à partir de ce moment-là je n’eus plus le type pour lequel j’étais née, car, de robuste petite fille que j’étais, aux membres délicats mais arrondis et aux joues colorées, j’acquis ce caractère physique plus frêle, plus nuageux, qui fit de moi une adolescente pathétique, en dépit de la source du rire qui peut jaillir de mon désert, de ma famine, de mes brèves et mystérieuses morts, aussi étrangement que du rocher de Moïse. Je ne vanterai pas mon courage, comme j’en aurais le droit. Je l’assimile à mes forces, à mes chances. Je peux le décrire comme on dit : « J’ai les yeux verts, les cheveux noirs, la main petite et puissante, la substance de l’âme invincible. »