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certaines heures votre mélancolie, qui n’exposait pas de raisons. J’ai senti contre mon visage votre visage turbulent de cris retenus, de réserve palpitante, et je connais le goût de vos larmes dont se noyait mon cœur : car, dans ces moments de confiance, vous m’étiez plus sacrée que ma vie, et que celle de l’être qu’en secret nous partagions. De toutes mes forces, j’ai essayé de vous dissimuler ma compassion renseignée ; je soutenais votre orgueil, je vous dispensais une confuse mais suffisante sécurité. Vous n’avez rien su de ce long amour qui a parcouru dans le même temps votre existence et la mienne. Quand vous étiez mariée depuis quelques années — et déjà je vous connaissais — j’ai rencontré votre mari. L’ai-je aimé du premier regard ? Je le crois ; du moins ai-je éprouvé aussitôt cette stupeur éblouie et l’annonce de cette bonne nouvelle émanée du fond des âges que reçoit l’âme consentante, qui affronte son destin.

Je ne puis pas dire que j’ai lutté contre cette subite et décisive passion. Si j’ai pu douter d’elle au début, ne point m’y intéresser immédiatement, la laisser flotter et même languir, assoupie, dans les ténèbres de mon esprit actif, plein d’habitudes et d’occupations, je ne distinguais pas non plus les pensées de celui que mon regard avait marqué d’un rayon inconscient mais sûr.