Page:Noailles - Les Éblouissements, 1907.djvu/398

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
393
L’ORGUEILLEUSE DÉTRESSE

Jamais un appétit si gourmand et si fourbe
Ne boira l’eau gommeuse aux fentes du lis courbe.
Jamais des yeux n’auront si chaudement jeté
Un tel réseau d’amour sur l’ondoyant été,
Sur le miracle bleu des lacs, de la campagne…
En vain le réséda, la verveine d’Espagne,
L’œillet sauvage avec ses duvets et ses cils,
Le frelon noir qui flotte au milieu des persils,
Les muguets dont la frêle et subtile capsule
Enferme du parfum qui perle au crépuscule,
Embaumeront les bois, les plaines et les cieux :
Vous n’aurez plus ma voix, vous n’aurez plus mes yeux !
Je n’irai plus dans l’herbe odorante, confite,
Me prosterner, comme une ardente carmélite ;
Je n’écouterai plus, dans le soir faible et gris,
Les papillons velus et les chauves-souris
Heurter de leur front mol la froide tubéreuse.
Je ne veillerai plus la fontaine peureuse,
Je n’entourerai plus d’un amour familier
Les fruits qui sont craintifs, la nuit, sur l’espalier.
Ne serai-je donc plus ce cœur pensif, qu’emplissent
Les parfums du laurier, des mauves, des mélisses ?
Ce cœur pour qui, le soir, les elfes clairs et fols
Buvaient furtivement le lait des tournesols ;
Ce cœur qui respirait, jusqu’aux douces syncopes,
L’odeur des écumeux et noirs héliotropes,
Et qui, dans la nuit pâle et plaintive, parfois
Crut entendre l’éveil, crut entendre la voix,
Crut entendre la peur, la hâte, le vertige