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LE VOYAGE SENTIMENTAL


Des muletiers iront, transportant la farine
Sur le dos maigre et nu de leur âne qui dort,
Un brûlant aloès luira, cerclé d’épines,
Je m’assoirai au coin de la Calle Mayor.

Quelquefois je serai l’hirondelle qui rase
Le palais rouge et noir qu’habitait Charles-Quint,
Palais inexorable et dur, froid comme un vase
Qui verse une eau glacée et un ennui hautain.

Nous vivrons là, cherchant à mélanger nos âmes ;
Mais moi, parfois, ayant beaucoup souffert d’aimer
Ce qui reste d’espoir, de secrets et de flammes,
Malgré nous dans nos mains et nos yeux enfermés,

J’irai sur le balcon, accouder ma paresse
Au-dessus de la rue, où les guitares font
Un giclement soudain de musique et d’ivresse,
Un bruit de feu, d’orage et de désir profond !

Le soir étant obscur, je ne pourrai connaître
Le passant langoureux, le chanteur triste et fort
Qui, dans la rue étroite, au bas de ma fenêtre,
Mêle les cris du rêve aux soupirs de la mort.

Mais pour me délivrer de mon amour du monde,
Du mal universel qui déchire mon cœur,
Je laisserai glisser, comme une algue dans l’onde,
Mon bras chargé de songe amoureux et d’odeur.