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VENISE

Laissez-moi m’en aller à Saint-Georges-Majeur
Peut-être que le Dieu qui veille dans ce temple
Aura pitié d’un cœur qui s’affole et qui tremble… »
Mais on ne quitte pas les secrètes rumeurs
De ce jardin de rêve et d’amour où l’on meurt ;
En vain le corps meurtri, l’âme prudente, ailée
Cherchent à s’échapper du puissant mausolée,
On reste. Un parfum d’eau, d’oursins, d’algues, de sel,
Semble purifier le mal universel.
Mais chaque soir revient, brisante poésie,
La chanson du désir et de Sainte-Lucie ;
Un rouge embrasement envahit le Canal :
On sait qu’on va souffrir, on veut se faire mal.
Tout brûle, tout frémit : c’est l’heure où les gondoles
Comme de noirs dauphins s’ébattent sur l’eau molle.
On s’exalte, on entend sur l’humide chemin
De ces tombeaux flottants monter des cris humains.
L’horizon tout entier se torture et se pâme :
Venise a le plaisir comme l’enfer la flamme,
Et pose, sur les bords de l’espace et du temps,
Son lion de Saint-Marc aux ailes de Satan
 
Un jour, enfin, quittant cette épuisante fête,
J’ai fui, sans m’arrêter, sans retourner la tête.
Je fuyais, mon ivresse affreuse s’en allait.
Plus d’eau verdâtre et rose où tremblent des palais.
J’apercevais soudain des plaines douces, nobles,
Des hêtres, des ormeaux où pendaient des vignobles
Beauté d’un clair printemps ! Sur les cieux délicats