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VENISE

Quand, cherchant à s’enfuir, on rencontre toujours
Les jambes de l’Amour et les bras de l’Amour,
Quand le pied qui s’élance aussitôt plie et glisse
Dans une molle barque, âcre et profond calice
Où, sous un dais obscur comme une nuit d’été,
Le désir et la mort mêlent leur volupté,
Alors, ivre, éperdue, esclave qui s’éveille,
Venise j’ai maudit ta force sans pareille ;
Du fond de mon cœur pur, de mon esprit sacré,
J’ai maudit ton sang noir et ton corps bigarré.
Comme Samson hagard prend le temple et le brise,
J’ai voulu sur mes bras faire crouler Venise !
Mais aussitôt, joignant devant tant de splendeur
Mes mains lâches d’amour, de tendresse, d’ardeur,
Je cherchais simplement, comme on cherche une porte,
Le bonheur, la douceur, le repos d’être morte,
D’être une morte, là, qui ne voit ni n’entend
L’épouvantable ardeur de Venise au printemps.
Ah que mon âme était inconsolable et nue !
Ô sanglot sans égal montant jusqu’à la nue !
Ô spectacle divin, monstrueux et dément,
La ville qui s’anime et devient notre amant ;
C’est elle qui bondit, c’est elle qui caresse ;
Elle chante, l’on cède, enivrante faiblesse !
Et je pleurais de peur, d’extase, de désir.
Je lui disais « Voyez, je ne peux vous saisir,
Hydre délicieuse aux bouches innombrables,
Laissez-moi m’en aller dans votre eau, sous vos sables :
Assez de vos soupirs, assez de vos bonheurs ;