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VENISE

Quelle ardeur brûle au fond de tes soirs vaporeux,
Pour qu’on veuille pâlir et défaillir sur eux ?
Partout ton chaud poison se répand et s’enlize ;
Dans ton temple divin, dans ta suprême église,
Je n’ai vu qu’en pleurant, je n’ai vu qu’en tremblant,
Les mosaïques d’or avec leurs chevaux blancs.
Comme le clair poignard des barques sur l’eau verte,
Tu pénètres et luis dans l’âme découverte.
On ne peut rejeter cet amoureux fardeau ;
Même dans les jardins ombragés du Lido,
Sur le sable où bondit la claire Adriatique,
On meurt d’une langueur brûlante et pathétique…

Ô belle arche d’argent qui brilles sur les eaux,
Tes magasins, avec leurs perles, leurs coraux,
Ont des scintillements de phosphore et d’élytres,
La naïade et l’azur ruissellent sous les vitres,
L’air, les pavés, la rue ont un rose de fard ;
Les cafés langoureux de la place Saint-Marc
Sont de pourpres coussins où Vénus glisse et tombe
Dans le vol miroitant et mou de ses colombes…
Ah ! que les jours sont lents, quel mal, quelle torpeur !
Le cœur est contracté de soif et de chaleur.
Et, le soir, quand quittant la terrasse divine
On rentre dans la chambre où brûle la résine,
Quand il semble qu’au bord des lits, doux, fatigué,
Mystérieux, cruel, Éros est embusqué,
Quand on entend trembler la vitre et la muraille
Du chant qui dans la nuit et sur l’onde tressaille ;