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Je me souviens d’une bagarre, dans laquelle par mégarde j’ai été prise, étant presque encore enfant, avec ma gouvernante, un jour, en hiver. On ne sentait plus le froid. Il y avait des cris, des chants… on se regardait sans se connaître, les pauvres, les riches, les ouvriers… on se regardait avec des yeux qui pénétraient, des rires fixes, mystérieux, qui mordaient les uns aux autres. Il y avait, près de ma gouvernante et de moi, deux hommes qui, poussés par les autres, nous poussaient, s’en excusaient. L’un était nu-tête, avec une veste en toile bleue, et l’autre devait être un étudiant : son chapeau était cabossé, une longue mèche de cheveux lui glissait sur l’œil ; j’avais soudain en eux une confiance familière, absolue ; je leur parlais en jetant la tête en arrière pour qu’ils vissent mon âme dans mes yeux… j’avais envie qu’ils vissent mon âme… Mon Dieu, qu’est-ce qu’il y avait donc dans l’air ? c’était plus fort, plus voluptueux, plus cruel à respirer qu’aucun printemps !…

Et les paupières de la jeune femme, étrangement baissées, diffusaient du souvenir et du plaisir.