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adolescence

dins et les bosquets des parcs publics, que les ténèbres recouvraient, ne laissant émaner que les parfums et les soupirs de la volupté. Penchée au balcon de notre villa, jeune fille triste, intriguée, mystérieusement satisfaite, je plongeais un regard interrogateur dans l’avenir. Que promettait-il ? Quelle réponse donnerait-il à cette imploration de l’être humain qui, dégagé et oublieux de ses lointaines origines, torpides et misérables, est, dès l’enfance, exigeant, discerne sa valeur, estime l’infini de ses forces, rêve d’envahir par elles le monde ? Les jeunes et belles créatures, conscientes, en un tendre vertige, de la réussite que la nature a obtenue en les formant, pressentent qu’elles entendront murmurer avec ferveur vers elle :

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois…

Pendant plusieurs saisons notre vie, que l’état de santé de ma sœur avait modifiée, fut attristée par nos séjours d’hiver dans la Principauté de Monaco, par les déplacements de l’été, où, délaissant les bords du lac de Genève dès que la chaleur diamantée y établissait ses délectables grésillements, nous gagnions les hauteurs de la Savoie ou de la Suisse. Là dans de vastes bâtiments de bois, hôtelleries que des chataigniers et des noyers aux feuillages épais préservaient des rayons torrides, nous faisions Ia connaissance de familles italiennes et allemandes. Nous échangions avec elles ces regards où l’attraction et la curiosité se mêlent à la défiance ; mais ce sont bien ces présences étrangères et ces saluts solennellement prodigués qui nous rendaient tolérable l’ennui de l’altitude sapinière, mal compensé par l’excellence des pains variés, la pureté du beurre et du miel, qui se trouvaient en aussi grande abondance sur les tables des salles à manger que Ies trèfles et les grillons dans la prairie. Ma sœur, résignée, devenue craintive à l’encontre de son naturel hardi, semblait s’estomper dans la vie quotidienne, se retirer dans une muette solitude, tandis que, jeune fille éclatante, je sentais se dilater en moi une rêverie multiple, énergique, en dépit de ma santé déclinante dont ne s’inquiétait pas ma mère. Obsédée par ma sœur languissante, que les médecins surveillaient avec un