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la revue de paris

Un soir de mai, au moment de quitter enfin, pour cette année, Monte-Carlo, et souhaitant remercier le jeune abbé désintéressé qui nous avait retenu une cabine de wagon-lits réclamée par un grand nombre de voyageurs, nous allâmes, sous la direction de M. Dessus reconnaissant, visiter le jardin du séminaire et saluer ses hôtes. Je vis errer dans les chemins aromatiques, le bréviaire entre les doigts et se saluant silencieusement à chaque rencontre, ces jeunes hommes en lévites noires qui avaient fait le vœu de n’aimer que l’invisible dans les cieux. Plusieurs d’entre eux nous entourèrent tristement, étonnés que l’on eût à quitter un toit voisin du leur, à entreprendre un voyage. Celui qui m’avait témoigné un affectueux attachement saccagea des parterres de narcisses et de tulipes encore frêles ; il m’offrit ces dons du sol comblé avec un regard qui reportait sur moi une part de son âme vouée à l’inconnaissable. Je fus émue de sentir que la poésie régnait comme un astre mystique sur ce jardin d’où elle avait écarté sa rivale jumelle et redoutable : la passion humaine. Depuis le début de mars, j’étais sans hostilité envers les paysages du Midi, bien que j’eusse la nostalgie du printemps de Paris, du Bois de Boulogne, si longtemps recouvert des froids brouillards de Ia Seine qu’on y sent jaillir avec difficulté, mais dans une obstination invincible d’amour, le vert crépitement des bourgeons sur les branches.

Si les mois hivernaux frais et clairs de la Méditerranée m’avaient désolée par cette espèce de contrainte de l’atmosphère, qui semblait s’efforcer de figurer les saisons heureuses, je fus subitement enivrée, étourdie par l’éclosion du printemps sur ces rives fortunées. De toutes parts les roses jaillissaient, amples ou exiguës, et formaient des bouquets de couleur jaune, incarnat ou orangée, qui s’épanchaient comme pour exprimer une ineffable tendresse. La tiédeur aérienne et la floraison propre aux Églogues en tous lieux rayonnaient. Les matins épandaient une joie dyonisiaque, et, aux heures dégradées et sans cassure du crépuscule, une mollesse lascive et suave envahissait l’âme jusqu’à la souffrance. Des chats sauvages s’affrontaient et se querellaient amoureusement dans les jar-