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adolescence

lait pas fatiguer par le travail, il institua des jeux de cartes et le jeu de loto, si monotone pourtant, avec le monocle de verre posé sur les numéros gagnants, cependant que mes lectures studieuses faisaient l’objet de ses pittoresques et savants commentaires. Ne sachant quel adversaire salubre opposer au menaçant Casino, dont nous n’étions pas même curieuses, il s’adressa au clergé et souhaita pour nous la société des prêtres. Elle nous fut fournie par les desservants d’une neuve et somptueuse église où de jeunes hommes d’origine italienne, ayant droit au nom vénérable de Pères, alliaient les vertus de la vocation religieuse à la chaleur candide mais véhémente d’une race visitée par le soleil. Ces jeunes Pères, d’allure sportive sous la longue robe noire que leurs pas alertes balançaient en laissant apercevoir des chaussures de montagnards, n’étaient point insensibles à la présence de deux enfants féminines apparues brusquement dans leur paroisse. Bien que M. Dessus, obsédé chimériquement par le voisinage du Casino, s’obstinât à ne considérer en ces prêtres juvéniles que des envoyés de Dieu, et que ma mère, ingénue, excusât en riant leur chaste enthousiasme, il y eut, dans la villa mélancolique de Monte-Carlo, des scènes plaisantes et innocentes, où le pâtre ardent des coteaux napolitains se révélait, soudain, par l’éclat fiévreux du regard, par le vigoureux et affectueux serrement de main.

L’un de ces naïfs ecclésiastiques, abandonnant la lutte intérieure, manifestait chaleureusement sa prédilection pour moi. Au jeu de cartes, aux dominos, visiblement il favorisait ma chance. Débonnaire, désireux de prouver son dévouement, il parvint à me procurer des billets farouchement disputés pour une représentation théâtrale du célèbre ténor Jean de Rezské, dont le glorieux renom hantait mon imagination. Ainsi m’accointai-je du chef-d’œuvre de Berlioz, la Damnation de Faust, profond gémissement que fait entendre le gel de la vieillesse humaine, disposée à vendre son âme pour retrouver le verdoyant orgueil des années légères et triomphantes.