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la revue de paris

Notre station opulente et désemparée dans un grand hôtel, où affluait, toujours affairée, une brillante société cosmopolite, et que rendaient strident, le soir, des orchestres de tziganes habiles et ardents à viser le cœur, comme si ces violonistes de Bohême eussent été des arbalétriers, cessa lorsque ma mère arriva avec M. Dessus. La villa qui fut choisie avait cet aspect, cet arome, et je dirais cette saveur triste des demeures légères et négligées, louées d’année en année, par des passants différents, qui s’y abritent sans s’y attacher. En vain un jardin cultivé sur une étroite terrasse nous offrait-il la présence délicate de poivriers verts et roses, de mandariniers, arbustes graciles jonglant avec des boules d’or, nous n’en avions pas moins le sentiment d’être des émigrées retenues prisonnières entre les minces murailles de la demeure, que pénétrait le froid du soir. Les cheminées, mal construites pour leur usage dédaigné, ne consentaient pas à nous procurer, sans répandre une fumée suffocante, ces gais feux de bois, résineux, sonores ou brasillant à voix basse, qui ajoutaient une poésie familière à l’automne fringant du lac Léman.

Mon lit, recouvert d’une moustiquaire, quand j’y étais étendue, mélancolique et rêvant, me laissait contempler le plafond de ma chambre, peint à l’italienne ; peinture craquelée, de couleur ocre, jonchée aux quatre coins de guirlandes de roses volumineuses, d’où s’élançaient, agile badigeon, de longs rubans bleutés. Ma mère, ayant fait venir un piano, s’étourdissait dans la musique, s’y ébattait, comme se baignent les naïades, et M. Dessus, à qui aujourd’hui encore j’en rends grâce, fut seul à comprendre la détresse de deux adolescentes situées soudain dans un milieu si opposé à la nécessité de leurs études, à leurs divertissements et à leurs songes. Le voisinage du Casino lui paraissait mystérieusement dangereux et tel que le serait celui de l’enfer ; il lui semblait que des vices ailés eussent le pouvoir de s’en évader et de venir contaminer les deux pauvres enfants de la villa étrangère, aussi à plaindre que des oiseaux des îles déportés dans une étroite cage d’osier. L’active raison de M. Dessus s’ingénia dès lors à organiser nos journées moroses et à en adoucir l’âpreté. Pour ma sœur, qu’il ne fal-