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adolescence

nouie, la joie d’être des miroirs vivants ; nous fûmes heureuses.

Je devais plusieurs fois dans ma vie rencontrer des esprits fraternels, nobles, sérieux et rieurs, riches de culture, qui me rendirent sacrée cette phrase de Gœthe : « Là où sont nos égaux, là seulement est notre bien. »

Ces cœurs magnifiques, par l’attachement qu’ils surent m’inspirer, atténuèrent le culte effréné que, dès le plus jeune âge, je portais à la nature, et qui sans doute avait été l’attente et le pressentiment des réciprocités humaines, désormais triomphantes.

Avec la gravité d’une prise de voile, de l’ordination, je me vouais à la contemplation des âmes qui s’abandonnaient à moi. Je goûtais en elles l’univers qu’elles reflétaient ; je ne désirais pas d’autre éternité. Combien de fois ai-je dit, tandis que ma main reposait dans une main secourable et tendre : « Rien au monde ne m’est plus cher que les trente-sept degrés de la chaleur humaine !… » Ces présents insignes que m’avait accordés le sort : faveur, naturelle par ma sœur, généreuse par le hasard, des rencontres parfaites, devinrent la proie de la mort. Je connus ainsi la fin de soi-même, le désert, l’amputation invisible et sans borne. C’est avec une véracité que le temps n’altérera pas, que j’ai pu écrire, en une courte formule dédaigneuse de tout développement, ces vers :

Je n’ai pas su quand le jour poind,
Quand le soir se glisse au dehors,
Et nul n’a jamais à ce point
Tenu compagnie à des morts…

Ma sœur et moi, elle ayant seize ans, moi dix-sept, nous profitions souvent de la liberté que notre mère nous octroyait, tant par les dispositions de son cœur, toujours acquiesçant, que par l’enchaînement où la tenait la musique, pour faire usage d’un landau dont le robuste profil évasé, qui se continuait par l’élévation de la silhouette du cocher, du valet de pied, et le prolongement de chevaux superbes, mais vieillis, ferait aujourd’hui sourire. Nous allions en cet équipage voir des amis, toujours nos aînés.