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adolescence

féra supposer que j’inventais un récit délictueux, qu’elle mettait sur le compte d’un état maladif et imaginatif de jeune fille, correspondant au goût que plusieurs d’entre elles ont pour le citron amer, le vinaigre, les fruits acides, plutôt que d’admettre l’audace injurieuse d’un homme qu’elle avait, avec déférence, introduit joyeusement auprès de l’adolescente commise à sa garde. Lentement, Fräulein Ehmsen se laissa persuader par sa propre raison, dans les méditations d’une nuit qu’elle déclara affreuse, de l’exactitude des confidences que je lui avais faites. Pendant plusieurs jours le monde perdit pour elle son aspect coutumier, harmonieux et loyal. Elle douta de la solidité de la terre et des astres, de l’équilibre des sentiments humains et se crut le jouet de diableries iniques. Notre séjour à Pau, en dépit des aspects ravissants de la nature, apportés par le jaillissement des mois de février et de mars, ne lui rendit point l’allégresse naïve dont elle avait, avec bonté, entouré mon dépaysement.

Je fus seule à me réjouir du frémissement printanier qui parcourait la campagne, comme aussi des ébats de la foule enfantine qui, après l’heure du catéchisme, se répandait dans les rues charmantes de Pau. Fräulein Ehmsen restait insensible à tant de grâces. Elle avait, depuis la visite rendue par un don Juan flétri à une adolescente énigmatique, perdu confiance en la jeunesse et la vieillesse des hommes.

Au moment de rentrer à Paris, au début d’avril, et comme le repos qu’on avait exigé de moi n’avait évidemment marqué aucune amélioration dans mon état, l’appendicite dont je souffrais ne pouvant que s’aggraver, je décidai romanesquement d’aller à Lourdes. Il m’était difficile de croire que le miracle de la guérison s’opérerait en ma faveur ; je me représentais toute l’humanité souffrante élevant vers le ciel ce même vœu de soulagement, et je n’acceptais pas d’admettre que parmi tant de dédaignés et de sacrifiés, je serais l’élue. Mais la poésie de la rencontre de Bernadette avec une dame céleste imaginaire, dans un pays qui me séduisait par ses montagnes et ses sources, me permit d’aborder la station