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la revue de paris

lement la maladie, mais encore l’assiduité protectrice dont elle était l’objet et qui répugnait à son caractère dédaigneux de sollicitude. Pour M. Dessus, quitter Paris, les archives de la Bibliothèque Nationale, où il accomplissait un mystérieux et vain travail d’érudit qui fait fausse route et ne rencontre nulle créance, c’était témoigner d’un profond et tutélaire amour. Blessée dans ma tendresse et mon orgueil physique familial par la maladie de ma sœur, je ne pensais qu’à me dévouer à elle. J’eusse voulu rétablir au moyen d’une générosité indéfinie le niveau de chance qui jusqu’alors nous avait maintenues dans une situation d’égalité, elle, dotée d’une vigueur satisfaite, d’une courageuse insensibilité d’amazone, moi, favorisée par un don d’éloquence et d’exuberance, embuée de rêverie. Adolescente errant dans la forêt des fables, je rêvais aussi de la Méditerranée, que pour la première fois j’allais voir. Elle m’avait été décrite, en ces jours lugubres où se discutait notre sort, par un personnage d’allure étrange et forte, venu des bords du Danube, chargé d’hérédité grecque, M. Panaïote Pencovitch, avocat roumain, qui, à la mort de mon père, avait pris, en ce lointain pays, la direction des terres fructueuses dont ma mère connaissait à peine les noms et point du tout la valeur.

Il s’était, dès sa première rencontre avec ma mère, ma sœur et moi, pris pour nous trois d’une sorte de romanesque passion d’ermite amoureux. « J’aime les beaux yeux, avait-il dit, mon souhait est de ne vous quitter plus… » Chaque jour, nous le voyions arriver, les bras chargés de fleurs et de sucreries. Son visage, d’aspect peu soigné par la faute de sa chevelure hérissée et grisonnante coiffant un glabre ovale de couleur citrine, son corps épais et maladroit, rudement et pauvrement vêtu, n’étaient pas ceux d’un homme que la fortune a lésé, mais d’un sage. Sorte de Diogène épicurien qui jouit de la vie sans lui rien reprocher, il l’adoptait entièrement au lieu de la défier et de la rejeter. Avec une douceur d’enfant charmé, il en cueillait les roses et rendait un hommage incessant à la Vénus antique, constante et universelle.

Ce sont les conversations de ce solitaire original qui m’apprirent définitivement les mérites de la raison et le pouvoir de la beauté. Prudent en toute chose matérielle,