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adolescence

des jeunes filles, je m’étais aperçu que l’époux, âgé d’une soixantaine d’années, de taille élégante, le visage d’un rose soutenu, au regard doucement fourbe éclairant un ensemble de poils gris, avait considéré longuement la jeune fille que promenait Fräulein Ehmsen. Le soir même il déposa des cartes à l’hôtel pour ma gouvernante et pour moi, et fit demander s’il ne pourrait pas nous rendre visite le dimanche suivant, à l’heure du thé. Fräulein Ehmsen, cœur excellent, que ma solitude désolait et qui croyait que le renom que j’avais acquis déjà dans la poésie nuisait à ma réputation, qu’elle eût préférée tout unie, fut maternellement heureuse de ce témoignage d’intérêt. Elle jugeait l’empressement de l’alerte sexagénaire profondément estimable et propre à faire oublier au médecin qui me soignait, et qu’elle révérait, les poèmes ingénus que j’avais écrits et dont elle restait anxieuse. Fräulein Ehmsen prépara en son esprit, pendant toute la semaine, avec la ferveur et l’attention hospitalière qui lui venaient de son pays comme de son éducation, le thé et les biscuits qu’elle se réjouissait de présenter à notre hôte. Elle fit d’innombrables fois le trajet qui séparait mon appartement de la loge du portier ; car, ayant été frappée, dès notre arrivée à Pau, par la vigoureuse jeunesse de ce méridional lustré, qui, jovialement, de ses bras robustes, avait soulevé nos bagages pour les installer dans nos chambres, elle avait décidé qu’elle seule monterait les lettres et les journaux jusqu’à moi, et que ce loup humain ne pénétrerait point dans la bergerie dont elle avait la charge. Le dimanche du goûter prévu arriva. Mademoiselle Ehmsen, joyeuse, avait revêtu un élégant et sombre costume, l’avait recouvert de la mantille, qui lui semblait honorer l’étranger, et m’embrassant affectueusement, tandis que j’endossais une robe à qui mon plaisant visage donnait un agrément qu’elle seule n’aurait pas eu : « Ah ! s’écria-t-elle, mon enfant, c’est un oncle qui vient nous voir aujourd’hui ! » En son pays, cette dénomination familiale est accordée aussitôt, avec un tendre respect, à tout homme grisonnant et amical. « Faites de votre mieux, ajouta-t-elle, pour qu’il soit à même d’apprécier le charme de votre cœur et de votre pensée. »

Vers quatre heures, l’homme grave, mais coquet, que Fräulein Ehmsen appelait un oncle, entra. Je m’aperçus