Page:Noailles-le-livre-de-ma-vie-adolescence-1931.djvu/15

Cette page n’a pas encore été corrigée
735
adolescence

contiguës, des airs d’opéra, clamés par elle à tue-tête, en plein sommeil. Nous ne nous trompions pas ; mademoiselle Pierre, en qui on pouvait apprécier des moments de zèle et de dévouement, et jusqu’à de spirituelles réparties dans la conversation, révélait à ma sœur et à moi, qui vivions auprès d’elle, un déséquilibre saisissant. Son trouble intellectuel prenait des formes variées : par moments, elle tenait des propos si dénués de décence qu’ils éveillaient en nous une pure et sévère indignation ; d’autres fois, la religion, la patrie, la bravoure, trouvaient en elle une panégyriste frémissante, comme si ces hauts sentiments eussent été attaqués. Elle manifestait avec éclat en leur honneur, et on eut dit, à la voir s’exprimer et s’émouvoir, d’une Thérésa exaltant le sublime de l’âme, devant un public de café-chantant.

Nous vécûmes désolées par cette présence, mêlée de mérites et de redoutables bizarreries, dont nous avions fini par accepter la gêne, de la même manière que l’on se résigne à recevoir les coups de croc d’un bouledogue sournois, apprécié par ses maîtres.

Peu de temps après mon mariage et celui de ma sœur, la folie de mademoiselle Pierre éclata tout de bon. Elle se croyait fiancée à Don Carlos ; signait ses lettres Duchesse de Médinacelli ; s’attristait pendant des journées entières sur ce qu’avait été le sort de la mère de Renan, qu’elle appelait « le renégat » ; commandait deux cents glaces chez le pâtissier, et priait le pharmacien de lui confectionner des cachets de poudre bleue, favorable, disait-elle, à la clarté de son teint. Trouvée un matin d’hiver, complètement nue, chaussée de babouches, sur le toit d’une pension de famille, où ma mère l’avait confortablement logée, elle dut être internée. Nous eûmes la satisfaction de savoir que sa démence, à quoi la mort seule mit un terme, fut sans alarme. Mademoiselle Pierre avait, par le délire heureux, habité les régions irréelles de l’omnipotence, où se célèbrent des mésalliances qui ne rencontrent aucun obstacle. Ainsi, la délicatesse et la pureté de notre adolescence avaient connu l’aventure exceptionnelle de la cohabitation avec un organisme chaviré ! Mais la prime jeunesse, même touchée par la maladie comme l’avait été celle de ma sœur, et comme l’était la mienne, est si puissante,