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adolescence

reposant dans une paix immense et vermeille, comparable aux plaines paisibles ou ondulent les blés en été, j’imaginais le désordre et les tragédies de l’amour. La musique, sans déranger mon indolence enveloppée de fierté, la peuplait. Sauf la souffrance physique, je n’avais qu’à me louer du destin. Et, pourtant, le cœur transpercé par les rythmes et par la mélodie, je pressentais, sans les craindre, ce que je devais appeler plus tard, en un vers mélancolique écrit dans un poème composé sous les camphriers chargés de palombes de l’Isola Bella :

Les enivrants malheurs pour lesquels je suis née…

Après trois années de soins dispensés à ma sœur, — soins à la fois favorables et nocifs, car se traiter soi-même implique une justesse et une prudence finement animales, tandis qu’être traité par l’étranger comporte une somme infinie d’erreurs, — j’eus le bonheur de voir ma sœur complètement rétablie. Il ne devait lui rester, pour quelque temps, de la maladie qui nous avait tous bouleversés, qu’un travestissement de son esprit, devenu pusillanime, et dont souffrit lucidement cette ferme intelligence, ébranlée par Jes craintes qu’on avait cru utile de lui inculquer.

Nous nous retrouvâmes en novembre à Paris, dans l’hôtel de l’avenue Hoche. J’allais avoir dix-sept ans. Il semblait que la vie voulût se réorganiser comme auparavant ; je pensais retrouver les cours de piano et de musique de chambre où, perdant bien vite, par enthousiasme, toute mesure, je menais le Trio de l’Archiduc, de Beethoven, avec violence, comme on voit s’accélerer déraisonnablement le rapide mouvement des carrousels ; j’allais aussi, me disais-je, reprendre ma place au cours de littérature hebdomadaire, séances vénérées, qui me mettaient en face de professeurs réputés, traitant des écrivains de génie, mais dont nul ne fit jamais, dans ses conférences, lectures et commentaires, une seule citation expédiente !

Et je me rejouissais puissamment, bien que déjà souffrante au point que le repos eût dû me sembler tentant comme est attirant l’abîme, si je n’avais possédé une énergie venue des