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la revue de paris

zèle dont la minutie maladroite injectait en notre esprit de subtiles angoisses, ma mère ne s’apercevait pas de la lente souffrance dont j’étais, par le système nerveux, — trame délicate, mais aussi arbre puissant, chêne miraculeux de la forêt de Brocéliande, — victorieuse.

Sauf les éloges qui m’étaient distribués, et que je prisais moins que je n’exigeais de toute part un immense, inouï et total amour, j’étais délaissée. Mais la nature entière, et ce je ne sais quoi d’indéfini qui me semblait réuni tendrement par delà l’espace, se penchaient vers moi, me devenaient familiers. Je m’entretenais le soir avec les astres, assurée que les étoiles, dont la palpitation, comme balbutiante, me fascinait, faisaient descendre jusqu’à moi un fraternel salut. Dès le matin, je bravais la clarté d’or du jour ; des messages s’élançaient de mon cœur vers elle avec la certitude que des liens ancestraux nous tenaient rapprochées, et lorsque j’appris ce vers de Leconte de Lisle :

J’irai m’asseoir, parmi les dieux, dans le soleil

j’eus le sentiment d’avoir, depuis l’enfance, accompli ce bondissant trajet.

Satisfaite de ma personné physique qui me plaisait comme plaisent les fleurs, les images, les romans, je lui savais gré de me charmer, car, pour les dons de l’esprit, avec ingénuité et un sens critique bien établi, qui n’excluait ni la timidité toujours enfantine, ni la sincère modestie, je n’hésitais pas à les juger amples et radieux. Intrépide par l’imagination, je m’alliais à tout ce qui est prospère, vivace, triomphant. Je me sentais habitante privilégiée de l’espace. L’univers était mon domaine, je ne songeais pas à lui reprocher d’être fortuit, éphémère, mortel. La métaphysique vaine et désespérée, qui, par la suite, devait m’envahir et m’apitoyer sur le sort de toute créature comme sur le mien, ne frôlait pas ma pensée, aussi fermement nouée aux apparences que le fruit l’est à la branche. Souvent je ressentais cet élan mystérieux vers un appel indiscernable, ou bien ce désir de fuite farouche qui sont l’essence même de la provocation et du refus dont se compose l’émouvante instabilité féminine. C’est surtout lorsque me parvenait le chant du piano de ma mère que, mon esprit