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n’empêchât non plus personne de vivre. Mais il n’en est rien : si nous nous posons toujours l’unique question qui compte de l’efficience des idées, nous pourrons toujours nous répondre que la philosophie en France possède cette efficience.

Elle a des instruments, elle possède des moyens de propagande. Les idées qu’elle fabrique et met en circulation ne montent pas au ciel, mais retombent sur la terre où elles atteignent ceux-là mêmes qu’elles doivent atteindre. Une puissante armature d’institutions la soutient, la répand, la monnaie. Elle n’est pas privée de tout contact avec la masse de la population. Elle a des effets visibles sur elle. Dans le temps où nous sommes et dans ce pays, la bourgeoisie possède tous les moyens, et tous les canaux que la Révolution n’a pas.

Ce qui est ici en question est assez clair : il se trouve que depuis un peu plus d’un siècle, la philosophie française, à quelques francs-tireurs près, est une façon d’institution publique. Les idées philosophiques sont dans une situation privilégiée. Elles possèdent pour s’exprimer et se répandre un véritable appareil d’État. Comme la justice. Comme la police. Comme l’armée. Elles sont une production de l’Université, si bien que tout se passe comme si la philosophie tout entière n’était rien d’autre qu’une philosophie d’État.

Sans doute serait-il enfantin de se représenter cette machine d’une manière grossièrement romanesque : le ministre de l’Intérieur ne se réunit pas avec son collègue de l’Instruction publique pour déterminer les sujets des thèses de doctorat et des cours de l’année : la pauvreté intellectuelle des gouvernements, leur étroite conscience, leur sottise enfin, enlèvent tout crédit à l’hypothèse d’un complot aussi méthodique. Mais il s’est effectivement constitué en France une sorte de philosophie moyenne, qui a convenu, qui convient et qui conviendra encore pour un temps dont les