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des objets philosophiquement distingués, des objets philosophiquement vulgaires. Comme s’il était obscène et ridicule de parler des colonies.

Comme le drame de l’esprit serait clair si les bourgeois et leurs dociles clercs acceptaient publiquement et sans ruses les malheurs dont ils ne souffrent point et les excès dont ils vivent. S’ils proclamaient leurs objectifs avec cette franchise où paraissent les objectifs mêmes de la Révolution qui les menace.

La conscience de classe de la bourgeoisie n’est pas unanimement aiguë : elle n’est souvent encore qu’une conscience limitée et obscure. Elle ne saurait se passer de quelques déguisements. Elle s’efforce encore d’être justifiée selon la Raison et l’Éthique, aux yeux du monde et à ses yeux. Il faut voir enfin que la bourgeoisie ne se conforme pas unanimement à un ordre qu’elle saurait inhumain et nécessaire à sa domination, mais à un ordre qu’elle-même croit juste. Il peut arriver que certains bourgeois particuliers soient gênés par les cruelles réalités du colonialisme, sentent que les morts causées par le travail forcé et les bombardements de villages tonkinois ne sont pas directement défendables. Il leur arrive de soulager à peu de frais leur conscience par des pétitions qui mendient la clémence des pouvoirs. Mais comment aller au bout de ces pensées ? De ces esquisses d’indignation, de révolte ? Ils ne sauraient les pousser jusqu’à un refus radical qui les contraindrait peut-être de proche en proche à ne plus accepter ce qui fonde leur confort, leur sûreté, leur ordre, cela sur quoi repose leur vie même. À se refuser eux-mêmes. À souhaiter l’annulation de leur propre nature. Il est impossible à la bourgeoisie d’avouer ses fins véritables et son essence véritable. Ses penseurs sentent que ces objectifs sont à la lettre inavouables et que leur aveu n’est pas sûr. Elle ne peut pas accepter la publication des buts qu’elle vise et de l’avenir