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mainement pensera dangereusement : car toute pensée humaine met en cause l’ordre tout entier qui pèse sur nos vies.

La pensée bourgeoise, la philosophie bourgeoise sont donc condamnées à éviter les problèmes concrets, parce qu’ils sont inquiétants, tout en affirmant qu’elles sont capables de les résoudre, parce qu’il est nécessaire qu’elles inspirent la foi. Il se pourrait en effet que les philosophes s’abstinssent d’aborder les sujets dangereux en les jugeant irréductibles, réfractaires au maniement par la pensée, qu’ils fussent forcés d’admettre la fatalité des malheurs qui atteignent les hommes et posent les problèmes. La Justice, moins le travail forcé ; la Liberté, moins la prostitution, moins la chaîne. Mais comment accepter un pareil résidu de questions interdites à l’intelligence ? Cette impuissance tuerait leur Raison, le pouvoir de leur Esprit ; il leur est impossible d’avouer que, sur le moindre point, ils sont tenus en échec. Ils doivent garder le silence tout en affirmant qu’ils ne le gardent pas. Ils laissent alors les objets s’évanouir, en disant que ce qui importe, c’est la possession d’une méthode générale telle que tout homme, s’il l’acquiert, pourra résoudre tous les problèmes et comprendre tous les objets. Plus tard. Un jour. Quand il aura médité toutes les sciences, quand il possédera toutes les histoires. Au moment même de la mort. Car il faut tant d’années, de travaux, pour former cette méthode, pour la dominer assez bien, tant de critiques, de lectures, tant de prolégomènes, d’exercices spirituels, tant de commandements préparatoires, que le moment de l’appliquer n’arrive jamais, que le moment d’aborder l’objet est toujours repoussé par ces préparatifs, qu’il ne reste rien qu’une affirmation platonique des puissances de la méthode, des secrets de la Raison. Ils rêvent tous de je ne sais quelle science des sciences, quelle caractéristique universelle :