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comme un fils cet adolescent bien doué. Par lui, Léon Brunschvicg touchait à Gréard, à Prévost-Paradol. Le mercredi, il allait aux soirées de Mme de Caillavet ; il y voyait Renan, Lemaître, Leconte de Lisle, France. Vers mil huit cent quatre-vingt-quatre, il rencontrait Marcel Proust dans les allées des Champs-Elysées. Puis il fut professeur, il fit des livres, il pensa « dans des conditions aujourd’hui presque exceptionnelles de santé, de loisir et d’indépendance ». Docile aux conseils que M. Lepic donnait à Poil de Carotte, M. Brunschvicg n’a guère composé que les ouvrages qu’il avait envie de lire. Il a poursuivi un long sillon, il s’approuve, il sent qu’il a bâti un monument philosophique. Il est légionnaire. Il est de l’Académie des Sciences Morales. Il parle en Hollande de Spinoza. Il est dans le Bottin Mondain. Il habite un hôtel particulier, avec des œuvres d’art. Carrière heureuse. Malgré la guerre. Sans elle, il incline à croire que sa génération eût été « une des générations humaines les plus favorisées ». Il a agi, il a eu une vie sociale : il fit des conférences à l’Université Populaire de Rouen — il faut bien éclairer le peuple. Il disait un jour :

« Si tous les philosophes sont attirés par l’Université Populaire, c’est qu’ils y trouvent réalisé l’idéal de la Vie spirituelle. »

Qu’en pensent les dockers de Rouen, les ouvriers de Maromme ?

Il enseigna aux côtés de MM. Belot, Parodi, Drouin, Pécaut, du pasteur Roberty, du rabbin Lévy, de l’abbé Dumont, une bonne morale aux protégées de dames bien pensantes, rue Amyot. En échange de cette philanthropie dont on sait le prix au regard de la liberté des hommes, il recevait des cadeaux, un sucrier de Saxe, une vierge de bronze.

On voit mal les raisons que M. Brunschvicg aurait eues de pencher vers des idées dangereuses.