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Les philosophes sont satisfaits. Ces hommes qui sont les productions de la démocratie bourgeoise édifient avec reconnaissance tous les mythes qu’elle demande : ils élaborent une philosophie démocratique. Ce régime leur paraît le meilleur des mondes possibles. Ils ont une peine infinie à penser qu’il puisse exister d’autres mondes — et leur contentement n’est point le résultat d’une comparaison et d’un choix. C’est ici l’achèvement de l’histoire des hommes : les méditations cardinales étant accomplies, Descartes, Rousseau et Kant ayant vécu, les grandes inventions étant faites, les continents explorés, les révolutions achevées, tout concourant à la perfection de la démocratie, ils sentent assez clairement qu’ils ont la bonne fortune de penser, d’enseigner et de vivre dans ce qu’ils appelleraient volontiers la société sociale par excellence. M. Bouglé approuve, justifie, du haut de la sociologie de son maître Durkheim, le progrès des idées égalitaires, il les asseoit sur la Science et flétrit comme il faut un régime des castes où ses pères et lui-même n’auraient point sans doute tenu une place si agréable. Ils dessinent tous cette célèbre et heureuse courbe qui part du Sage antique et aboutit au Citoyen. Cependant, si les philosophes dont je parle sont convaincus du succès final de la Raison qui les porte, s’ils sont assurés que les conditions des progrès humains sont définitivement remplies, ils éprouvent bien à la vérité que ce succès, que ces progrès ne sont point totalement garantis. Le contentement de leur état, la sérénité de ces longues vacances bien gagnées se mêlent du trouble obscur de savoir que leur mission cléricale n’est pas entièrement remplie. Il leur est impossible de juger que tout est bien dans le monde. Le confort, l’absence d’inquiétude où ils vivent eux-mêmes, l’état relatif d’équilibre qu’ils aperçoivent immédia-