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en main ses destinées. Quand il punit le peuple, il le punit comme son propre enfant, pour son bien. Il dit : qui aime bien châtie bien. Les morts de la Commune furent tués pour le progrès du peuple. Il attend de lui des témoignages de gratitude, ou simplement de docilité. Il juge ingrat le peuple révolté.[1]

Il est vrai qu’il y eut un temps où les entreprises de la bourgeoisie coïncidèrent avec celles des classes qu’elle devait elle-même exploiter ; la Révolution française put croire avec une apparence de raison qu’elle travaillait pour le peuple. La bourgeoisie le croit encore.[2] Parce qu’il y eut dans son histoire un certain élan, une certaine ardeur généreuse imposés par la nécessité réelle où elle fut de se gagner des alliés, il lui reste de ce temps l’illusion qu’elle seule peut agir au bénéfice général.

Cette situation de la pensée bourgeoise s’exprime avec une force et une délicatesse nouvelles dans l’esprit du penseur spécialisé. Cette bourgeoisie tutélaire s’incarne dans ses penseurs. L’orgueil du clerc confirme et fortifie l’orgueil commun du bourgeois.

Des hommes accoutumés par leur genre d’activité à manier des idées séparées de leur contexte ne voient plus dans l’histoire que le jeu de forces spirituelles apparemment lancées par leurs pareils. La mission générale de la bourgeoisie se revêt en eux des grandes apparences de la pensée pure. L’illusion où ils vivent que la pensée toujours mena le monde se confond avec l’idée que les porteurs de la pensée furent les instruments du progrès.[3] Cela nous lance dans l’histoire. Cela rend un son qui a déjà été entendu, avant M. Brunschvicg, un son qui a

  1. Cf. note D.
  2. Cf. note E.
  3. Cf. note F.