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humiliations, leur travail, leur chômage, leurs vacances, les guerres, les grèves, les pourritures de leurs parlements et l’insolence des pouvoirs ; on ne voit pas à quoi rime la Philosophie sans matière, la Philosophie sans rime ni raison.

Les philosophes paraissent ignorer comment sont bâtis les hommes, ne point connaître ce qu’ils mangent, les maisons où ils habitent, les vêtements qu’ils portent, la façon dont ils meurent, les femmes qu’ils aiment, le travail qu’ils accomplissent. La manière dont ils passent leurs dimanches. La manière dont ils soignent leurs maladies. Leurs emplois du temps. Leurs revenus. Les journaux, les livres qu’ils lisent. Les spectacles de leurs divertissements, leurs films, leurs chansons, leurs proverbes. Cette ignorance étonnante ne trouble point le cours paresseux de la Philosophie. Les philosophes ne se sentent point attirés par la terre, ils sont plus légers que les anges, ils n’ont pas cette pesanteur des vivants que nous aimons, ils n’éprouvent jamais le besoin de marcher parmi les hommes. Je n’aime point cette tradition qui est ici depuis Descartes :

« Au lieu qu’en cette grande ville où je suis n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans estre jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sçauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferois les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que feroit celuy de quelque ruisseau. »[1]

  1. Lettre à Guez de Balzac, Amsterdam, 5 mal 1631