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bourgeois, des artisans, des soldats. Voilà donc une collection d’hommes apparemment dispensée des conditions locales et temporelles qui permettent dans l’ensemble de tous les autres cas de repérer les positions et la fonction des groupements humains.

Ces privilégiés, soustraits aux exigences du temps qui passe, aux chaînes de l’emplacement échangent patiemment des propos rigoureusement établis sur des thèmes aussi intemporels qu’eux-mêmes. On sent bien, on avoue, il est vrai, que la rigueur de ces propositions n’exclut nullement une contingence inquiétante qui ne cadre point avec les nécessités de la vie éternelle. Leibniz, Wolff, Hume, Newton, Rousseau et quelques autres étant donnés, Kant eut sans doute pu leur faire une réponse aussi différente que possible de celle qu’il donna de fait, mais non moins rigoureuse aux yeux des historiens toujours contents des dialogues tels qu’ils furent. Toute l’histoire idéaliste de la philosophie perd son latin entre tant de rigueur formelle et de contingence matérielle.

Mais tous ces historiens passent sur le fait que les philosophes furent ce qu’ils furent et énoncèrent ce qu’ils énoncèrent pour des causes qui ne relèvent point d’un traité du jeu d’échecs où beaucoup de parties rigoureuses sont possibles. Leurs philosophies ne résultaient point du fait qu’il y avait une réponse encore inédite à propos d’un certain problème, mais du fait qu’ils vivaient comme tous les hommes d’une vie particulière, dans un pays et dans un temps particuliers, et avaient lentement formé une opinion vis-à-vis de leur vie et de celle des hommes au milieu desquels ils passaient leur temps. Il ne faut pas prendre pour son corps le vêtement de la Philosophie. Lorsqu’on a exclu de ses conditions d’existence la solitude et le commerce humain, le respect et la révolte, la