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Némésis, n’est pas l’effet d’une chute originelle, ou d’un esclavage individuel causé par les passions. La liberté n’est plus une ruse à l’égard du destin, une rédemption, ou cette victoire de la Raison sur les passions qui fut toujours une marque de la pensée bourgeoise. Mais l’oppression est le passé même cimenté par l’histoire, un envahissement par la mémoire morte. La philosophie est alors une action proche de celle du fossoyeur, un ensevelissement et une crémation des hommes morts par les hommes vivants. Le progrès dessiné n’est plus le mouvement abstrait d’une raison anonyme, le pâle reflet des Idées, — mais un progrès qui est une avance réelle, une augmentation qui se manifeste par la nouveauté concrète et non par un passage de concept en concept. Averti de la réelle, de la charnelle servitude humaine, Marx en chercha les causes à l’endroit même où elles étaient. Il les vit au cœur même de la production des marchandises qui était le lieu de toutes les servitudes et de toutes les impuissances. Il ne contemplait pas. Il n’attendait pas les floraisons saisonnières de la Raison. Ce qui le guidait, c’était une volonté passionnée de redresser les fausses positions humaines, et non le souci de demeurer un clerc. Il était radical : il voulait prendre les choses par les racines et non émonder les branches supérieures : ce n’était point un tranquille jardinier.

Quand le philosophe peut voir que son objectif théorique est précisément l’objectif pratique d’une classe d’hommes, que la servitude que lui-même décrit est dénoncée par elle, pourrait-il se satisfaire de si peu que des Idées ?

Il est temps de cesser de définir la vie comme M. Bergson et de vivre réellement dans la mort. Il est désormais impossible de proclamer avec beaucoup de sentiment et de rhétorique qu’on aime les hommes, qu’on travaille pour eux, et