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averti peut croire qu’un écrit de Durkheim n’est pas beaucoup plus dangereux qu’un Journal Métaphysique de M. Gabriel Marcel. Mais M. Marcel n’est pas un penseur d’État, c’est un bourgeois qui pense seul. M. Lalande est un penseur d’État, c’est-à-dire une machine à former les pensées, un instrument de persuation entretenu par un budget d’État. La position universitaire de la philosophie permet à chaque pensée de développer ses suites pratiques. Quand la philosophie de M. Brunschvicg se déroule comme si les hommes ne souffraient pas, n’avaient point ces histoires triviales, cruelles, accablantes que peuvent être leurs vies particulières, les élèves de M. Brunschvicg ne pensent pas que les hommes existent. Ils se laissent aller à l’illusion rassurante pour leurs scrupules de disciples que n’importe quel homme, n’importe quelle abstraction de l’Homme, peuvent embrasser la philosophie de M. Brunschvicg. Si M. Parodi laisse croire que nous vivons dans un monde où tout s’ordonne sans dégâts, les jeunes professeurs de philosophie ne sont que trop dociles à répéter l’enseignement de cet inspecteur général, puissant sur leur carrière et l’avenir qu’ils méditent. Si E. Durkheim persuade que l’étude du sang menstruel dans les sociétés australiennes facilite beaucoup en dernière analyse la résolution des problèmes sociaux, combien d’élèves-maîtres dans les écoles normales ne croiront pas sur parole ce géant fondateur de sciences ?[1] Si Alain laisse croire que la raison et le jugement droit sauvent tout et qu’il n’est que de bien percevoir selon la vérité du jugement pour ordonner le monde, s’il n’ajoute rien, comment les jeunes gens coupés des hommes par les conditions conventuelles de l’internat à Henri-IV ne céderont-ils pas à un discours si flatteur pour leur orgueil d’adoles-

  1. Cf. note P.