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être presque mère à un âge où les autres enfants ne vivent que des caresses et des baisers de leur mère à eux.

J’étais dans un milieu nouveau, étrangère, seule, malheureuse, ne sentant autour de moi ni intérêt, ni sollicitude, moi qui, jusque-là, avais grandi et vécu des ardeurs passionnées d’un amour exclusif. Ce que j’ai souffert de cette solitude, de cette indifférence, dans cette grande maison où je me faisais encore petite, nul ne le saura jamais ; ce que j’ai eu horreur de l’affection menteuse que, à part Lucien, on me témoignait en public, ne cherche pas à le deviner, Jacques ; pour le comprendre, il faut l’avoir subi.

Et j’ai dû ainsi, à l’âge des effusions infinies et des tendresses sans nom, m’habituer à vivre isolée, concentrée et inutile. Je sentais au dedans de moi des besoins d’aimer que rien ne pouvait satisfaire, et je me taisais pour ne pas troubler le bonheur de celui qui m’avait recueillie ; je me jurai alors, au milieu de mes souffrances, d’être plus forte que la douleur, de commander à ma destinée, puisque je devais vivre seule, de ne jamais rien aimer sur terre, à part l’enfant qu’on m’avait confiée.

Mais voilà que, au milieu de ces résolutions et de ces serments, tu es arrivé, toi ! Tu n’avais pas encore prononcé mon nom, que mon cœur avait déjà tressailli dans ma poitrine, et mon âme t’appartenait.

Te souviens-tu de la première fois où ta main a touché la mienne ? Non, n’est-ce pas… les hommes ne voient pas ces choses-là. J’allais coucher Marguerite ; c’était au seuil de la porte, tu as voulu me dire adieu ; lorsque j’ai senti cette longue et douce pression, j’ai cru que j’allais mourir. J’ai eu à peine la force de gagner ma chambre, et là, à genoux au pied de mon lit, j’ai