Page:Ninous - Cœur brisé, 1890.djvu/10

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CŒUR BRISÉ




I

hariti


C’était un samedi : au cirque des Champs-Élysées, il y avait chambrée complète, ce soir-là.

Le Tout Paris qui s’amuse et qui s’ennuie, les mondaines et les demi-mondaines, les élégantes et les jolies femmes, les artistes et les barons de la finance, s’y étaient donné rendez-vous : Hariti, la belle, l’incomparable écuyère que l’Europe entière connaissait, était sur l’affiche, et depuis le commencement de la saison elle passionnait Paris.

L’essaim de ses amoureux, et il y en avait, s’était abattu dans les loges, aux fauteuils d’orchestre, à l’entrée de la piste, ou ils se mêlaient aux clowns et aux écuyers, tous sous les armes, cravatés de blanc, les gardénias à la boutonnière, l’habit évasé sur le gilet en cœur.

Partout c’étaient les mêmes visages que l’on voit d’ordinaire dans les endroits fréquentés par la bonne société, aux Français, à l’Opéra-Comique ; les mêmes profils très fins, un peu émaciés ; les mêmes toilettes, le même luxe ; les mêmes personnalités qui toutes finissent par se connaître, se parler, se serrer la main.

L’entrée des clowns enfarinés, avec leurs toupets aux huppes ronges et leurs chemises de percale blanche flottant comme les vêtements des Pierrots, était terminée ; les premières écuyères inscrites sur le programme avaient sauté leurs banderoles, quelques jongleurs chinois leur avaient succédé ; maintenant, les garçons du cirque arrangeaient la piste avec des soins tout particuliers, un certain brouhaha se produisait : c’était le tour d’Hariti.

Debout contre un des montants de bois qui soutiennent la tribune de la musique, un jeune homme de dix-neuf ou vingt ans à peine regardait gravement devant lui, avec cette fixité de la prunelle qui prouve que la pensée est ailleurs.