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PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

dans beaucoup de provinces de l’esprit, dont nous avons, pour le moins, été les hôtes ; nous échappant toujours des réduits obscurs et agréables où les préférences et les préjugés, la jeunesse, notre origine, le hasard des hommes et des livres, ou même les lassitudes des pèlerinages, paraissaient nous retenir, pleins de malice en face des séductions de la dépendance qui se cachent dans les honneurs, dans l’argent, les fonctions publiques ou l’exaltation des sens ; reconnaissants même à l’égard du malheur et des vicissitudes de la maladie, puisque toujours ils nous débarrassaient d’une règle et du « préjugé » de cette règle ; reconnaissants envers Dieu, le diable, la brebis et le ver qui se cachent en nous ; curieux jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, avec des doigts audacieux pour l’insaisissable, avec des dents et un estomac pour ce qu’il y a de plus indigeste, prêts à n’importe quel métier qui demande de la sagacité et des sens aigus ; prêts à n’importe quelle aventure grâce à un excès de libre jugement ; possédant des âmes antérieures et postérieures dont personne ne pénètre les dernières intentions, des premiers plans et des arrière-plans que nul n’oserait parcourir. Cachés sous le manteau de la lumière, nous sommes des conquérants, bien que nous paraissions semblables à des héritiers et à des dissipateurs ; classeurs et collectionneurs du matin au soir, avares de nos richesses et de nos casiers débordants, économes à apprendre et à