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PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

rendre méchant, sont tout aussi peu des arguments contraires. Une chose pourrait être vraie bien qu’elle fût au plus haut degré nuisible et dangereuse. Périr par la connaissance absolue pourrait même faire partie du fondement de l’Être, de sorte qu’il faudrait mesurer la force d’un esprit selon la dose de « vérité » qu’il serait capable d’absorber impunément, plus exactement selon le degré auquel il faudrait délayer pour lui la vérité, la voiler, l’adoucir, l’épaissir, la fausser. Mais le doute n’est pas possible, dans la découverte de certaines parties de la vérité les méchants et les malheureux sont plus favorisés et ont plus de chance de réussir. Pour ne point parler ici des méchants qui sont heureux, une espèce que les moralistes passent sous silence. Peut-être la dureté et la ruse fournissent-elles des conditions plus favorables pour l’éclosion des esprits robustes et des philosophes indépendants que cette bonhomie pleine de douceur et de souplesse, cet art de l’insouciance que l’on apprécie à juste titre chez les savants. Avec cette réserve cependant qu’on ne borne pas la conception du « philosophe » au philosophe qui écrit des livres, ou qui fait des livres avec sa philosophie. — Stendhal ajoute un dernier trait à l’esquisse du philosophe de la pensée libre, un trait que, pour l’édification du goût allemand je ne veux pas omettre de souligner ici. « Pour être bon philosophe, dit ce dernier grand psychologue, il faut être sec, clair, sans illusion.