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L’ESPRIT LIBRE

tice toute la morale d’abnégation. Il faut agir de même avec l’esthétique de la « vision désintéressée », sous les auspices de laquelle l’efféminement de l’art cherche aujourd’hui à se créer, d’insidieuse façon, une bonne conscience. Il y a beaucoup trop de séduction et de douceur dans ce sentiment qui veut s’affirmer « pour autrui » et non « pour moi », aussi est-il nécessaire de se méfier doublement et de se demander si ce ne sont pas là simplement des séductions. — Qu’elles plaisent à celui qui les possède et jouit de leurs fruits, et aussi au simple spectateur, — ce n’est pas un argument en leur faveur ; cela invite, tout au contraire, à la méfiance. Soyons donc méfiants.

34.

Quel que soit le point de vue philosophique où l’on se place aujourd’hui, partout le caractère erroné du monde dans lequel nous pensons vivre nous apparaît comme la chose la plus certaine et la plus solide que notre œil puisse saisir. Nous trouvons une raison après l’autre qui voudraient nous induire à des suppositions au sujet du principe trompeur, caché dans « l’essence des choses ». Mais quiconque rend responsable de la fausseté du monde notre mode de penser, c’est-à-dire « l’esprit » — échappatoire honorable pour tout avocat de Dieu, conscient ou inconscient — quiconque considère ce monde, ainsi que l’espace, le temps,