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QU’EST-CE QUI EST NOBLE ?

parfois aujourd’hui qu’un homme doux, mesuré, circonspect, devienne tout à coup enragé, qu’il casse les assiettes, renverse la table, crie, se démène, offense tout le monde, — et qu’il finisse enfin par s’en aller à l’écart, honteux, enragé contre lui-même. Où ? Pourquoi ? Pour mourir de faim dans l’isolement ? Pour être étouffé par son souvenir ? — Celui qui possède les désirs d’une âme haute et difficile et qui ne trouve que rarement sa table servie, sa nourriture prête, sera toujours en face d’un grand danger. Mais aujourd’hui ce danger est extraordinaire. Jeté dans une époque bruyante et populacière, dont il ne veut pas partager les plats, il court risque de mourir de faim et de soif, mais s’il se décide enfin à « être de la fête » — il périra d’un dégoût subit. — Nous nous sommes probablement tous assis déjà à des tables où notre présence était déplacée ; et précisément les plus intellectuels d’entre nous, qui sont aussi le plus difficiles à nourrir, connaissent cette dangereuse dyspepsie qui naît soudain lorsque nous vient la connaissance et que l’on nous présente la désillusion qu’inspirent les mets et notre voisinage de table,— le dégoût au dessert.

283.

Il y a une domination de soi, à la fois délicate et noble, qui consiste à ne louer, en admettant que l’on soit disposé à louer, à ne louer que quand on n’est pas d’accord. Dans le cas contraire on se loue-