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PAR DELÀ LE BIEN ET LE MAL

conquérant, l’inventeur sont déguisés dans leurs créations jusqu’à en être méconnaissables. L’« œuvre », celle de l’artiste, du philosophe, invente d’abord celui qui l’a créée, que l’on suppose l’avoir créée ; les « grands hommes » tels qu’ils sont honorés, sont de mauvais petits poèmes faits après coup ; dans le monde des valeurs historiques règne le faux monnayage. Ces grands poètes par exemple, les Byron, les Musset, les Poë, les Léopardi, les Kleist, les Gogol (je n’ose nommer de plus grands noms, mais c’est à eux que je pense), — tels qu’ils sont, tels qu’ils doivent être, comme il semble — hommes du moment, exaltés, sensuels, enfantins, passant brusquement et sans raison de la confiance à la défiance ; avec des âmes où se cache généralement quelque fêlure ; se vengeant souvent par leurs ouvrages d’une souillure intime, cherchant souvent par leur essor à fuir une mémoire trop fidèle, souvent égarés dans la boue et s’y complaisant presque, jusqu’à ce qu’ils deviennent semblables aux feux follets qui, s’agitant autour des marécages, se déguisent en étoiles — le peuple les appelle alors idéalistes, — souvent en lutte avec un long dégoût, avec un fantôme d’incrédulité qui reparaît sans cesse, les refroidit et les réduit à avoir soif de gloire, à se repaître de la « foi en eux-mêmes » que leur jette quelques flatteurs enivrés. Quels martyrs sont ces grands artistes et en général les hommes supérieurs aux yeux de celui qui les a une fois devinés !