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QU’EST-CE QUI EST NOBLE ?

les hommes qui vivent selon la règle : le psychologue laisse deviner par là qu’il a toujours besoin de guérir, qu’il a besoin de fuir, d’oublier, de rejeter ce que son regard et son scalpel, ce que son « métier » lui a mis sur la conscience. La crainte de sa mémoire lui est particulière. Il lui arrive souvent de se taire devant le jugement d’autrui : alors il écoute avec un visage impassible, pour entendre comment on honore, on admire, on aime, on glorifie, là où il s’est contenté de regarder. Ou bien il cache encore d’avantage son mutisme en approuvant expressément une quelconque opinion de premier plan. Peut-être le caractère paradoxal de sa situation s’approche-t-il tellement de l’épouvantable que la masse, les civilisés, les exaltés, apprendront de leur côté la haute vénération, quand lui n’a éprouvé que la grande pitié à côté du grand mépris, — la vénération pour les « grands hommes » et les bêtes prodigieuses, à cause desquels on bénit et on honore sa patrie, la terre, la dignité humaine et soi-même, proposant ces hommes comme modèle et comme système d’éducation à la jeunesse, voulant façonner la jeunesse d’après eux… Et qui sait si jusqu’à présent, dans tous les cas importants le phénomène ne s’est pas produit : la multitude adorait un Dieu, — et le « Dieu » n’était qu’une pauvre victime ! Le succès fut toujours un grand menteur, — et l’« œuvre » elle-même est un succès ; le grand homme d’État, le