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NOUS AUTRES SAVANTS

avec Frédéric le Grand. Ce scepticisme méprise et attire quand même ; il mine et prend possession ; il est sans foi, mais ne se perd pas pour cela ; il donne à l’esprit une liberté dangereuse, mais il tient fermement le cœur en bride ; c’est la forme allemande du scepticisme, qui, sous les dehors d’un Frédéricianisme grandissant, arrivé à son suprême degré de spiritualisation, a longtemps tenu l’Europe sous l’empire de l’esprit allemand et de sa défiance critique et historique. Sous la pression de ce caractère viril, fort et tenace propre aux grands philologues et critiques historiques allemands (qui, à les bien considérer, étaient aussi des artistes de destruction et de décomposition), une nouvelle conception de l’esprit allemand se fixa, peu à peu, malgré tous les efforts des romantiques, en musique et en philosophie, une conception dont le trait dominant était un scepticisme viril, figuré par exemple par l’intrépidité du regard, la hardiesse et la dureté de la main qui analyse, la volonté tenace dans de périlleuses explorations, les expéditions téméraires vers le pôle Nord, sous des cieux menaçants et désolés. Les hommes humanitaires, ardents ou superficiels, ont eu de bonnes raisons pour partir en guerre contre cet esprit : cet esprit fataliste, ironique, méphistophélique, comme l’appelle, non sans frissonner, Michelet. Mais si l’on veut sentir combien est distinguée cette crainte de l’ « homme » dans l’esprit allemand, par quoi l’Europe fut réveillée de