Page:Nietzsche - Par delà le bien et le mal.djvu/113

Cette page a été validée par deux contributeurs.
113
L’ESPRIT RELIGIEUX

en même temps grossière et subtile, que joue le christianisme européen, je crois que l’on serait pris d’un étonnement et d’un rire inextinguibles. Ne semble-t-il pas qu’une volonté ait dominé l’Europe pendant dix-huit siècles, la volonté de faire de l’homme un sublime avorton ? Mais, celui qui s’approcherait, avec des aspirations contraires, non plus en épicurien, mais armé d’un marteau divin, de cette dégénérescence et de cette corruption presque despotiques de l’homme, telles qu’elles nous apparaissent sous les traits de l’Européen chrétien (Pascal, par exemple), celui-là ne devrait-il-pas s’écrier avec colère, pitié et épouvante : « Ô maladroits, présomptueux maladroits, vous qui vous apitoyez ainsi, qu’avez-vous fait ? Était-ce là une besogne pour vos mains ? Comme vous avez endommagé et détérioré ma plus belle pierre ! Que vous êtes-vous permis ? » — Je voulais dire que le christianisme a été jusqu’à présent la plus funeste des présomptions. Des hommes qui n’étaient pas assez hauts, pas assez durs pour oser façonner l’homme en artistes ; des hommes qui n’étaient pas assez forts, pas assez prévoyants pour laisser agir, par une altière contrainte de soi, la loi primordiale de la dégénérescence et de l’anéantissement sous ses faces multiples ; des hommes qui n’étaient pas assez nobles pour voir la hiérarchie, la diversité profonde, l’abîme qui séparent l’homme de l’homme ; de tels hommes ont conduit jusqu’à