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du salaire ; — pour eux tout le travail est un moyen et non le but lui-même ; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu’il procure un gain abondant. Or il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler, sans que le travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d’ennui pour que leur travail puisse leur réussir. Pour le penseur et pour l’esprit inventif l’ennui est ce « calme plat » de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre l’effet à part eux : — c’est cela précisément que les natures moindres n’arrivent absolument pas à obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. Les Asiatiques se distinguent peut-être en cela des Européens qu’ils sont capables d’un repos plus long et plus profond que ceux-ci ; leurs