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LE GAI SAVOIR

nous est offerte, pour nous emparer de lui ; c’est ce qui crée par exemple l’homme charitable et apitoyé ; lui aussi appelle « amour » le désir de possession nouvelle éveillé en lui, et il y prend son plaisir, comme devant une nouvelle conquête qui lui fait signe. Mais c’est l’amour des sexes qui se révèle de la façon la plus claire comme désir de propriété : celui qui aime veut posséder, à lui tout seul, la personne qu’il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement et habiter l’autre âme, y dominer comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l’on considère que cela ne signifie pas autre chose que d’exclure le monde entier d’un bien précieux, d’un bonheur et d’une jouissance : si l’on considère que celui qui aime vise à l’appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu’il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste de tous les conquérants et exploiteurs ; si l’on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde semble indifférent, pâle, sans valeur et qu’il est prêt à apporter tous les sacrifices, à troubler toute espèce d’ordre, à mettre à l’arrière-plan tous les intérêts : on s’étonnera que cette sauvage avidité, cette injustice de l’amour sexuel ait été glorifiée et divinisée à un tel point et à toutes les époques, oui, que, de cet amour, on ait fait ressortir l’idée d’amour, en opposition à l’égoïsme, tandis qu’il est peut-être précisément l’expression la plus naturelle de l’égoïsme. Ici ce furent apparemment ceux qui ne possédaient pas et qui désiraient posséder