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LE GAI SAVOIR

être agréable d’imprimer au récalcitrant le sceau de la puissance, pour ceux qui ne voient qu’un fardeau et un ennui dans l’aspect des hommes déjà assujettis (ceux-ci étant l’objet de la bienveillance). Il s’agit de savoir comment on a l’habitude d’épicer sa vie ; c’est une affaire de goût de préférer l’accroissement de puissance lent ou soudain, sûr ou dangereux et hardi, — on cherche toujours telle ou telle épice selon son tempérament. Un butin facile, pour les natures altières, est quelque chose de méprisable ; un sentiment de bien-être ne leur vient qu’à l’aspect d’hommes non abattus qui pourraient devenir leurs ennemis, et de même à l’aspect de toutes les possessions difficilement accessibles ; ils sont souvent durs envers celui qui souffre, car ils ne le jugent pas digne de leur effort et de leur fierté, mais ils se montrent d’autant plus courtois envers leurs semblables, avec qui la lutte serait certainement honorable, si l’occasion devait s’en présenter. C’est sous l’effet du sentiment de bien-être que procure cette perspective que les hommes d’une caste chevaleresque se sont habitués à l’échange d’une politesse de choix. — La pitié est le sentiment le plus agréable chez ceux qui sont peu fiers et n’ont point l’espérance d’une grande conquête : pour eux, la proie facile — et tel est celui qui souffre — est quelque chose de ravissant. On vante la pitié, comme étant la vertu des filles de joie.