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place les uns en face des autres, dans la haine il y a de l’honneur, et enfin, dans la haine il y a de la crainte, une grande part de crainte. Mais, nous qui sommes sans crainte, nous les hommes plus intellectuels de cette époque, nous connaissons assez bien notre avantage, en tant qu’intellectuels supérieurs, pour vivre justement dans l’insouciance à l’égard de ce temps. Il ne me semble pas probable que l’on nous décapite, que l’on nous enferme, que l’on nous bannisse, nos livres ne seront même pas interdits et brûlés. L’époque aime l’esprit, elle nous aime et elle aurait besoin de nous, quand même nous lui donnerions à entendre que nous sommes des artistes dans le mépris, que tout rapport avec les hommes nous cause un léger effroi, que malgré notre douceur, notre patience, notre affabilité, notre politesse, nous ne pourrions persuader notre nez d’abandonner l’aversion qu’il a contre le voisinage des hommes, que, moins la nature est humaine, plus nous l’aimons, que nous aimons l’art quand il est la fuite de l’artiste devant l’homme, ou le persiflage de l’artiste sur l’homme, ou le persiflage de l’artiste sur lui-même…

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« Le voyageur » parle. — Pour considérer une fois de loin notre moralité européenne, pour la mesurer à l’étalon d’autres moralités, plus anciennes ou futures, il faut agir comme fait le voyageur qui veut connaître la hauteur des tours d’une ville :