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l’ivresse, les convulsions, l’engourdissement, la folie. Au double besoin de ceux-ci répond tout romantisme en art et en philosophie, et aussi tant Schopenhauer que Wagner, pour nommer ces deux romantiques les plus célèbres et les plus expressifs, parmi ceux que j’interprétais mal alors — d’ailleurs en aucune façon à leur désavantage, on me l’accordera sans peine. L’être chez qui l’abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l’homme dionysien, se plaît non seulement au spectacle du terrible et de l’inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation ; la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d’une surabondance qui est capable de faire, de chaque désert, un pays fertile. C’est au contraire l’homme le plus souffrant, le plus pauvre en force vitale, qui aurait le plus grand besoin de douceur, d’aménité, de bonté, en pensée aussi bien qu’en action, et, si possible, d’un Dieu qui serait tout particulièrement un Dieu de malades, un Sauveur, il aurait aussi besoin de logique, d’intelligibilité abstraite de l’existence — car la logique tranquillise, donne de la confiance —, bref d’une certaine intimité étroite et chaude qui dissipe la crainte, et d’un emprisonnement dans des horizons optimistes. Ainsi j’ai appris peu à peu à comprendre Épicure, l’opposé d’un pessimiste dionysien, et aussi le « chrétien » qui, de fait, n’est qu’une façon d’épicurien et comme celui-ci essentiellement romantique, — et ainsi j’arrivais à une acuité toujours plus grande dans ce genre de con-